OPINION • Elles sont devenues plus puissantes que de nombreux États. Elles s’immiscent dans notre culture, façonnent notre société et manipulent nos imaginaires collectifs. Ces entités modifient même les lois à leur convenance, influencent les décisions politiques par le biais de lobbys et ont réussi à créer des idoles vénérées par des millions de personnes. Vous les croisez chaque jour, elles habitent vos foyers, elles dominent vos rues, et elles sont omniprésentes jusque dans vos choix les plus intimes.
Ces entités, ce sont les entreprises, et plus spécifiquement, les marques. Les marques ne sont pas de simples outils de communication, elles incarnent une rupture civilisationnelle inédite. Leur omniprésence est telle que nous ne remettons plus en question leur existence, ni leur influence. Mais comment en sommes-nous arrivés là ? Pour comprendre ce phénomène, il faut remonter aux racines du capitalisme industriel et de la société de consommation, un sujet brillamment exploré par Anthony Galluzzo dans « La Fabrique du consommateur ».
Société de consommation : au-delà de l’abondance, une nouvelle réalité sociale
La « société de consommation », nous pensons tous savoir ce que c’est. Depuis une cinquantaine d’années, elle est l’objet de critiques, mais aussi d’une certaine fascination. On la résume souvent à une société où l’on consomme à outrance. Mais cette vision simpliste masque une réalité plus profonde : il ne s’agit pas simplement de consommer plus, mais de consommer des produits que nous n’avons pas fabriqués nous-mêmes.
Avant l’avènement de la révolution industrielle, la majorité de la population était composée de paysans produisant ce qu’ils consommaient. Le monde reposait sur une immense paysannerie où 80 à 90 % des gens vivaient de la terre. Le marché, tel qu’on le conçoit aujourd’hui, n’existait pas encore. Les échanges étaient principalement locaux, et la fabrication artisanale prédominait. Mais avec l’industrialisation, tout a changé. Les modes de transport se sont améliorés, la production s’est concentrée dans de grandes usines, et une nouvelle division du travail est apparue, séparant la production de la consommation.
La déconnexion de la production et de la consommation : naissance de l’invisibilité
Cette déconnexion entre production et consommation a profondément modifié nos modes de vie et nos rapports sociaux. Désormais, nous achetons des produits sans savoir d’où ils viennent, comment ils ont été fabriqués, ni par qui. Le processus de production a été invisibilisé. Prenons l’exemple de la viande : au début du XXe siècle, les abattoirs de Chicago étaient emblématiques de l’industrialisation agroalimentaire. Le livre « La Jungle » d’Upton Sinclair a révélé les terribles conditions sanitaires et sociales de ces lieux, provoquant un tollé et des réglementations nouvelles. Pourtant, ce qui a choqué l’opinion publique, c’était surtout la découverte de ce qu’ils consommaient réellement, bien plus que l’exploitation des travailleurs.
Cette invisibilisation touche tous les secteurs. Les produits que nous consommons aujourd’hui proviennent de lointaines usines dont nous ignorons tout. Les grandes marques ont alors joué un rôle essentiel pour rétablir une forme de confiance auprès des consommateurs, notamment par le biais du branding et de la standardisation des produits.
Le branding : quand les marques prennent le contrôle de nos imaginaires
Le branding ne se limite pas à redonner une identité aux produits. C’est une véritable ingénierie symbolique qui donne un sens aux marchandises au-delà de leur valeur d’usage. Grâce à la publicité, au packaging et aux campagnes de marketing, les marques réussissent à associer leurs produits à des émotions, des souvenirs, et des moments de vie. Par exemple, un simple biscuit apéritif devient un symbole de convivialité, de soirées entre amis ou de matches de foot.
Ce phénomène s’étend même aux produits de première nécessité comme l’eau. Transparent, inodore, sans saveur marquée, l’eau a pourtant donné naissance à de nombreuses marques distinctes : Volvic cible les sportifs, Evian promet la jeunesse éternelle, Contrex vend un idéal de minceur. Chaque marque a construit une identité propre, influençant nos préférences et nos perceptions, même lorsque les différences objectives entre les produits sont minimes.
Le pouvoir dissociatif des marques : une domination globale par la diversité
Le branding permet aux entreprises de segmenter le marché et de cibler des publics différents avec des identités de marque distinctes. C’est ainsi que des géants comme Coca-Cola vendent à la fois des sodas sucrés et des boissons saines sous des marques différentes, jouant sur des valeurs opposées. Innocent, par exemple, se positionne comme une boisson naturelle et saine, mais elle appartient au même groupe que Coca-Cola.
Cette stratégie de dissociation s’accompagne d’une fétichisation des marchandises. Nous accordons aux produits des valeurs abstraites, déconnectées de leur réalité matérielle. Les marques deviennent des marqueurs de statut social, influençant notre perception des autres. Un individu portant un costume Hugo Boss sera perçu différemment de celui vêtu d’un survêtement Adidas. C’est une nouvelle forme de fétichisme où l’objet perd sa valeur d’usage pour revêtir une signification symbolique.
Les conséquences de la domination des marques : une matrice invisible
En fin de compte, les marques ne sont pas de simples outils de marketing. Elles sont le pilier d’un mode de production qui a bouleversé nos vies. En se reposant sur elles, nous devenons des consommateurs passifs, déconnectés des processus de production et aveuglés par des représentations idéalisées. Ce système pousse à une surconsommation alimentée par une surproduction, exploitant l’humain, les ressources et l’environnement.
C’est là que réside le véritable pouvoir des marques : celui de façonner notre vision du monde, de conditionner nos désirs et de nous insérer dans une matrice où l’illusion prime sur la réalité. En rendant invisibles les conditions de production, elles dissimulent l’exploitation et les conséquences écologiques de leur domination. Ce pouvoir immense qu’elles détiennent sur nos vies mérite d’être questionné, car derrière chaque logo se cache un modèle économique destructeur.
Il est temps de se demander : qui contrôle vraiment nos choix et nos valeurs ?